LE METIER A TISSER

Pendant longtemps, dans le bled marocain, la richesse d'une famille se mesurait à l'empilement des tapis acquis au fil du temps et bienheureux était l’homme qui avait en sa demeure un métier à tisser (menjej) et une ou des femmes pratiquant l’art du tissage.

Pourtant la décision de confectionner un tapis n’était pas une mince décision. Il s’agissait là d’un travail de longue haleine qui comportait trois grandes étapes : le montage du métier à tisser, le tissage proprement dit et les finitions.

Les métiers à tisser de Tamo et de Mina (celle-là même qui chez mes parents avait enseigné le tissage à Tamo et m’avait permis, quand j’étais enfant, d’approcher les premiers rudiments de cet art) étaient les métiers verticaux classiques des marocaines de milieu modeste. Ces métiers, au coût presque nul et d’apparence très rudimentaire, permettent de réaliser des ouvrages aussi différents que des tapis au point noué (zerbiya), des couvertures épaisses ou des tentures (autrefois appelées « handbel » et plus couramment aujourd’hui « kilim » pour la commodité du tourisme) et des tissus fins comme ceux de certains haïks. Leur côté rudimentaire est compensé en effet par l’extrême sophistication du montage de la chaîne et de la lisse qui vont permettre à la tisseuse de faire toutes les opérations réalisées par nos métiers complexes et onéreux comme le croisement des nappes de fils de la chaîne.

Leur inconvénient, si l’on peut considérer que c’en est un aujourd’hui dans notre société éclatée, vient de la nécessité d’être à plusieurs pour les opérations de montage et de démontage. Si le tissage proprement dit pouvait et peut toujours se faire dans la solitude, bien qu’il ne l’exige absolument pas, la préparation du menjej avant tissage, assez lourde et minutieuse, demande la participation de plusieurs personnes. Cela pourrait être considéré comme un travail long et fastidieux mais la joie de vivre de ces femmes savait le transformer en une occasion de fête, de chants et de rires. C’était aussi un partage et un échange entre les familles voisines.

Le menjej de Tamo était un métier de nomade, facile à déplacer car elle-même avait longtemps vécu dans une khaïma, une de ces superbes tentes noires faites d’un tissages de fibres de doum, de poils de chèvres ou de chameaux et teintes à l’écorce de grenade. Les montants (wuqfa) de ce métier étaient de simples branches tout juste écorcées qu’elle avait choisies avec soin dans un bois proche, pour leur longueur et leur fourche à bonne hauteur.

metier à tisser - Tamo

Les ramifications ayant été coupées à une vingtaine de centimètres de la fourche, cette dernière était mise en appui sur le sol, ce qui permettait un début de stabilité.

Les montants seront par la suite (après montage de la chaîne sur les ensouples et fixation des ensouples sur ces mêmes montants) fixés en position verticale par tout un système d’attaches. Dans la pièce qu’elle occupait chez moi, les cordages, qui partaient du bas et du haut des montants étaient accrochés à de solides clous plantés dans le mur et les solives. Dans son ancienne khaïma, m’a expliqué son fils Mohammed, le menjej était placé au centre, entre les deux piliers qui supportaient la poutre maîtresse (hommer) de la tente à laquelle il était raccordé. Des cordages de doum (palmier nain) fixés aux poteaux et à des piquets plantés dans le sol en assuraient la verticalité et l’immobilisation

metier tisser -  femme nomade

métier à tisser - poste fixe

Chez Mina, propriétaire de sa maison, les montants du menjej, qui étaient ici des poteaux ronds et lisses et non de simples branches, étaient installés à demeure dans la pièce à vivre. Ils étaient d’une part enfoncés dans des trous aménagés dans le sol cimenté et d’autre part fixés en haut au mur par des retours métalliques.

Chez l’une comme chez l’autre, les ensouples (« l’orcheb dyal menjej » ou « menuel ») étaient constituées par des madriers qui avaient été percés de trous réguliers – tous les 10 cm -destinés à la fixation de la chaîne. Ces ensouples que l’on doit pouvoir placer et enlever facilement, avant, pendant et après le tissage, étaient seulement - mais très solidement - attachées sur les montants pendant la confection du tapis.

J’ai toujours vu les deux femmes tisser assises, jambes croisées, sur un vieux tapis qu’elles roulaient de temps à autre pour se surélever et se remettre à hauteur du travail en cours. D’autres cependant préféraient utiliser un petit banc.

Quand la hauteur atteinte par la partie tissée rendait le travail difficile, elles détachaient les ensouples, enroulaient, avec l’aide d’autres femmes, la portion de tapis qui venait d’être tissée (rgâm) sur l’ensouple inférieure et déroulaient en même temps la partie supérieure pour libérer une longueur égale de chaîne avant de rattacher les ensouples sur les montants. Elles déroulaient également le tapis sur lequel elles étaient assises et le travail pouvait reprendre.

Le métier à tisser était toujours dans un endroit central de la maison, ce qui permettait à la tisseuse de participer à la vie de la famille. On buvait le thé et on bavardait auprès d’elle et il n’était pas rare qu’une amie ou une voisine en visite ne s’installe à côté de la tisseuse et ne prenne part à sa tâche.