Lalla Hadriya

Yiddek sobkat yiddiya

(Lalla Hadriya, que tes mains guident mes mains : telle est l’invocation que les tisseuses marocaines adressaient à leur patronne, Lalla Hadriya, avant de commencer ou de reprendre leur ouvrage)

Au Maroc, le tissage familial se perd de plus en plus. Autrefois, dans de nombreuses régions, le métier à tisser était un élément central dans la vie d’une famille, dans la vie des femmes en particulier.

Quand j’étais enfant, fille de colon dans le bled marocain, j’aimais m’asseoir auprès de Mina, notre dada, trier pour elle les fils multicolores. Grande était ma joie quand j’avais le droit d’abattre "la medgha", le peigne à tasser la laine, en lourd métal bruni : vraie responsabilité car il fallait prendre garde à ne pas rompre les fils de chaîne d’un geste maladroit : merveilleuse compréhension de cette femme qui, avec patience, renouait inlassablement les fils brisés.

Adulte et déjà mère de famille, j’ai eu l’occasion de refaire un long séjour au Maroc. Tamo, une femme qui avait vécu autrefois sur la ferme de mes parents et qui avait été élève de Mina, m’a alors enseigné ce qu’elle avait appris. C’était en 1975. Elle voyait avec chagrin cette tradition ancestrale de son pays s’effilocher au fil du temps. Craignant que les techniques ne s’en perdent elle m’avait demandé de mettre ce que j’en savais par écrit. D’autres femmes rencontrées au fil des jours et des années ont complété ce que j’avais appris auprès d’elle. A leur mémoire je dédie ces pages.

En ce qui me concerne, cet apprentissage m’a passionnée. J’allais enfin, je l’espérais, faire la soudure entre les bribes morcelées de mon enfance partagée entre le pensionnat, les vacances – changement d’air en France et les séjours toujours trop courts au bled : j’en étais sortie tiraillée entre des traditions différentes, parfois contradictoires, n’ayant pas eu à l’époque le temps d’assimiler les quelques rudiments qui m’étaient offerts de la double culture dans laquelle je baignais, la française et la marocaine, restant toujours à la frange de l’une et de l’autre, ni tout à fait de l’une et ni tout à fait de l’autre.

Aujourd’hui, bien que me considérant comme « française » avant tout, je ne veux renier aucune de mes deux racines culturelles, me reconnaissant de l’une et de l’autre, ni prune, ni pêche mais brugnon comme peut l’être le « beur » quand il parvient lui aussi à assumer son double enracinement nord-africain et français.

Puisse Lalla Hadriya, patronne des tisserandes, celle qu’invoquait journellement Tamo au moment de reprendre son tissage, guider mon travail et me permettre de rendre clairement par l’écrit l’art et la manière de ces femmes qui m’ont enseigné ce qu’elles savaient pour qu’à mon tour je le transmette à d’autres par le canal qui est le mien, celui de l’écriture.

Marie-Blanche Papoz – Bandet.